Les nouveaux modèles d'expression de soi
Regards croisés entre Rémy Oudghiri, IPSOS et Leïla
Rochet-Podvin, Cosmetics Inspiration & Creation sur les nouveaux modèles d’expression de
soi, leurs racines et leurs implications sur la beauté.
De quelques obsessions contemporaines…
L’époque est au narcissisme. Partout, le souci de l’apparence personnelle progresse dans les comportements. L’ego est célébré : on invite chacun à « devenir soi ». Dans notre société du spectacle, il est devenu essentiel d’adopter un style propre, visible aux yeux des autres, et révélateur de notre individualité. Cette préoccupation narcissique peut se lire à travers trois obsessions récentes, point de départ de nos analyses :
La
première est massive et universelle. C’est le boom de la mise en scène de soi. En l’espace de deux ans, le selfie est devenu
l’une des pratiques les plus répandues dans le monde. C’est un véritable
changement d’échelle. On n’arrête plus de se prendre en photo. Ce qui était un geste
ponctuel est devenu banal et systématique. Et l’expression de soi est de ce
fait à la fois de plus en plus contrôlée (on se soucie de ce que l’on montre de
soi) et de plus en plus débridée (on envoie rapidement ses photos, parfois sans
réfléchir aux conséquences).
La deuxième obsession réside dans l’envie de sortir de l’anonymat et d’exister. Le succès d’un artiste comme JR dont le projet Inside Out a conquis des centaines de milliers de gens à travers plus de cent-vingt pays, en est une bonne illustration. Son idée : donner une existence à chaque individu en le prenant en photo et en lui envoyant celle-ci pour qu’il l’affiche sur les murs des villes. Son succès témoigne du désir contemporain de s’afficher aux yeux des autres.
Troisième obsession : la beauté est devenue un capital qu’il faut faire fructifier très tôt dans la vie. C’est ce que montrent les études sur les moins de trente ans. Selon eux, la beauté est essentielle pour « avoir confiance en soi », « se sentir bien » ou « être heureux en amour ». Dans certains pays comme la Chine, c’est même une composante capitale pour réussir sa vie professionnelle et se faire plus d’amis.
Zoom sur 5 expressions de soi
Bref, on s’exprime de plus en plus, et l’apparence personnelle joue un rôle déterminant au même titre que, dans un autre registre, les prises de parole sur les réseaux sociaux. Dans la période récente, cinq modèles d’expression de soi se sont affirmés. Et ces modèles sont également le signe d’un changement de relation à la beauté et d’une représentation de soi aux frontières désormais repoussées.
1. Le tatouage est de plus en plus tendance
Le
tatouage plait de plus en plus. Les jeunes en particulier lui trouvent plus de
vertus désormais que le piercing. Deux bénéfices sont particulièrement
appréciés. L’aspect esthétique, d’abord. Cela fait « joli » de porter
un tatouage. Et, surtout, il s’agit d’exprimer sa personnalité. Le tatouage
permet ainsi de se distinguer des autres en affirmant un style propre. Une
autre dimension apparaît également déterminante. Au-delà des motivations esthétiques et d’expression personnelle, le
tatouage est en effet un geste
définitif dans lequel on inscrit les moments importants de nos vies. Pour
les jeunes femmes, par exemple, se faire tatouer est un moyen de fixer un
souvenir lié à un changement ou à un évènement important de leurs vie. A l’ère
du tweet et de l’éphémère, le tatouage est ainsi une façon d’introduire une
forme de permanence dans son histoire personnelle. Qui a dit que la génération
Y ne se préoccupait pas de laisser une trace ?
Ce
nouvel ornement du corps est l’expression d’une féminité au caractère plus
fort, plus puissant, vers une «
beauté re’marquée ». On flirt avec un mode provoc : la féminité
rebelle aux allures d’artistes underground. Exit les modèles de diktats d’une
féminité parfaite et passive, place aux beautés singulières qui s’affirment,
hackent, détournent et mixent avec délice les codes du masculin (autorité,
puissance, cuir noir et chaussures à clous) et du féminin (talons aiguilles,
maquillage parfait et glamour).
Moi en mieux et sans
retouches visibles, c’est la beauté « portrait de soi ». Une image de
soi sous-contrôle, permettant de se façonner le portrait que l’on souhaite
refléter et partager. Une image comme on veut mais qui dans les coulisses est parfaitement
maitrisée. Nouveau discours en vogue, celui du grain de peau qui doit être
parfait, sans pores visibles. Le grand boom des perfecteurs de peau et des
correcteurs de teint : blurs, BB blurs, BB cream (peau de bébé) et CC cream (correcteurs
de teint). Les fonds de teint s’allègent pour devenir voile ou sérum et se
sélectionnent par affinité parfaite afin de ne laisser aucune trace visible.
Photo:
Cosmetics Inspiration & Creation - Coppertone Tattoo Sunscreen
|
En
soin, cette tendance fait la part belle aux produits sublimateurs ou
protecteurs de tatouages (Coppertone Tattoo Guard Sunscreen aux USA ou Sol de Janeiro
et son baume solaire protecteur açai pour tatouage au Brésil).
En
maquillage, on joue à la surexpression des atouts du visage - regard
charbonneux, sourcils marqués et rouge à lèvres foncées. Et les marques
adoptent avec délice ces nouveaux codes et cette tendance ouvre la voie aux artistes
tatoueurs dans l’industrie de la beauté – exemple avec la gamme Kate von D
vendue chez Sephora aux Etats-Unis.
2. Le Syndrome Lady Gaga – l’art de la
transformation
Le deuxième modèle d’expression de soi qui a le
vent en poupe réside dans ce que l’on pourrait appeler le syndrome « Lady
Gaga ». La chanteuse excentrique change régulièrement d’apparence et y
prend un évident plaisir dont le moindre n’est pas le plaisir de ne jamais être
là où on l’attend. De plus en plus de femmes éprouvent aujourd’hui le désir de
changer de look. Elles ont envie d’avoir un look qui reflète leurs envies du
moment. De nombreuses initiatives récentes cherchent à satisfaire ce désir,
comme les « menus brushing » dans les blowout bars aux Etats-Unis ou
les stickers multicolores pour ongles que l’on imprime en 3D.
A chaque fois, ce sont
des moyens rapides et temporaires de changer d’apparence. Derrière ce modèle,
il y a l’envie de s’adapter à un environnement qui ne cesse de changer. L’envie
de saisir des opportunités et de vivre dans le monde liquide décrit par le
sociologue Zygmunt Bauman. C’est aussi une façon de rester indépendant et de ne
pas se laisser enfermer dans un modèle.
On
note l ‘émergence d’une « beauté
caméléon », une mise en scène des looks et une beauté qui se
transforme au gré des envies et de l’humeur. On surfe sur la culture du
changement, si inhérent à notre société d’aujourd’hui, on mêle virtuel et réel
et on puise dans l’industrie de « l’entertainment » sa dimension hédoniste
pour mettre en scène sa propre beauté. Et les nouvelles technologies facilitent
ce jeu de morphing – Michèle Phan, star de Youtube propose des tutoriaux pour oser
le rouge à lèvres sombre (plus de 2 millions de vues), Alexa Poletti vous
enseigne en 10 minutes comment se transformer en pastel goth (1 million de
vues).
Source : Youtube |
Et les
applications mobiles, proposées désormais par les marques comme le Makeup Genius
de l’Oréal, permettent de tester des couleurs virtuellement et transformer son
look via son mobile avant de le faire dans la vraie vie. Le maquillage prend
des allures de ré-création, fun ou artistique.
3. Self Pixel – Se mettre en scène
2013 a représenté un tournant. Partout dans le monde, les individus
se sont mis à se prendre frénétiquement en photo et à partager ces photos
d’eux-mêmes avec leurs amis ou leurs proches. L’explosion du selfie est
révélatrice d’un besoin de se raconter aux autres. De plus en plus on se filme
également et on envoie des petits films à sa communauté. Ces pratiques ont une
conséquence majeure : elles conduisent les individus à prêter une
attention inédite à leur propre personne. Surtout, elles les incitent à se
mettre en scène. La pratique du selfie est une nouvelle façon d’exprimer sa
personnalité et de la révéler aux autres. Véritable carte d’identité, cette
mise en scène photographique ou filmique est aussi une façon de créer du lien
et d’échanger. C’est le paradoxe de notre époque : les nouveaux moyens
d’échanges sont des moyens narcissiques. Pour entretenir une relation, il faut
d’abord en passer par un traitement narcissique de soi.
Chez Sephora
aux USA, leur technologie Sephora + Pantone IQ system est devenu incontournable
auprès de ces femmes qui souhaitent un teint « flawless » et radieux.
Mais au delà du discours de perfection
de peau, c’est également le grand art du morpho-maquillage qui permet d’ajuster
les contours à coups de pinceaux chargés de poudres d’ombre (pour affiner) et
de lumière (pour rehausser). Place aux blush « contouring » qui
sculptent le visage, des photos de ces techniques inondent les murs Pinterest,
Tumblr ou Instagram ou les tutoriaux sur Youtube.
4. Blurred Lines – La fin des
repères classiques
Les frontières se brouillent dans de
nombreux domaines de la société. De nombreux phénomènes en témoignent. Avec la
reconnaissance d’un troisième sexe dans certains pays (Allemagne, Inde, etc.),
le sexe ne prédit plus le genre. Les codes du masculin et du féminin ne sont
plus aussi distincts l’un de l’autre. Les frontières entres les âges sont elles
aussi de plus en plus floues. Des adultes se comportent comme des adolescents
et des adolescents font montre une insolente maturité… Le travail lui aussi sort
de son cadre traditionnel : on se divertit au bureau, et on travaille en
vacances… On pourrait multiplier les exemples. Partout, un effet
« blurring » (de l’anglais to
blur : se brouiller) se fait sentir. Dans ce contexte, les
possibilités d’expression de soi se multiplient. On voit ainsi des femmes
investir le champ de la mode masculine. De même, au travail, les hommes se
conforment de moins en moins aux codes classiques. Le casual chic brouille toutes les lignes et font accéder la gent
masculine aux plaisirs de la diversité de la garde robe féminine. Tout est
possible désormais. L’exploration de soi à travers la diversité des codes est
valorisée. Les registres ne s’opposent plus : ils se complètent :
sérieux et humoristique, léger et profond, coloré et anonyme, etc. Les repères
classiques s’estompent peu à peu et libèrent les individus de leurs derniers
préjugés. Une bonne nouvelle pour la créativité !
Aujourd’hui
la technologie déplace le champ des possibles et le lifestyle urbain, connecté
et optimisé, révolutionne la beauté. C’est l’émergence d’une beauté hybride où virtuel et réel se
mélangent, une beauté urbaine qui embrasse les codes des technologies
futuristes. Les frontières entre soin et maquillage ont déjà explosé avec l’émergence
des BB creams, des « Primers » soin, et des baumes à lèvres traitants. A l’heure où
les Smartphones se sont hissés en objets de luxe, nos produits cosmétiques
revêtent un look smart, plus ergonomique, empruntant les codes des autres
secteurs pour le bonheur d’applications de maquillage optimisées ou de rendus
inédits.
Masque Haku -Shiseido Japon
(www.shiseido.co.jp)
|
On observe l’évolution de l’ergonomie
des eyeliners, la haute ingénierie des brosses à mascaras, la sophistication
des pinceaux mais aussi avec l’explosion des « beauty devices ». Ces
objets électriques qui hissent le consommateur au rang de pro et déferlent dans
tous les marchés. Ils optimisent le nettoyage (exemple Clarisonic), maximisent
l’efficacité de nos soins (ex : Masque Tissus Haku connecté à l’Iphone qui
démultiplie la pénétration du sérum) ou homogénéisent l’application du fond de
teint (ex : Color Me et son outil-éponge à pulsation – chez Ulta USA). Les
frontières entre accessoire et texture se mêlent et exigeront bientôt des
textures adaptées à ces nouveaux outils de beauté.
5. Go Bare – Pureté Extrême
au poil près
Même si les barbus de tous poils ont
fait leur grand retour parmi nous, l’épilation reste une tendance forte
aujourd’hui. D’une femme, on exige que certaines parties de son corps soient
parfaitement épilées. C’est ce qu’une majorité de personnes déclarent dans des
enquêtes récentes. Parmi les catégories d’où le poil est à bannir absolument
chez une femme, on trouve les aisselles, les demi-jambes ou le maillot simple.
Et les hommes sont particulièrement demandeurs : cuisses, visage, maillot
intégral. La jeune génération en particulier ne jure plus que par le zéro
poil. D’ailleurs, cette tendance ne les néglige pas. Ce que montrent les
études, c’est que l’épilation est de plus en plus acceptée pour un homme. Loin
d’en faire des marginaux efféminés, il devient valorisant pour un homme de
s’épiler certaines parties du corps : torse, dos… Derrière ces évolutions,
on observe la recherche d’hygiène, un désir de pureté et de nouveaux canons
esthétiques qui glorifient le « bare ».
Passage du nude « nu » au
nude « vital », à une « beauté
éthérée », beauté virginale et pure, l’éloge d’une peau parfaite dont
nait la lumière et jaillit la pureté.
Une beauté visiblement naturelle qui
se travaille du nettoyage au soin jusqu’au maquillage. C’est l’art d’un
« layering » inspiré de l’Asie qui permet, en coulisse, d’obtenir le
summum d’un teint parfait.
Cette quête de pureté amène également
à la mise à nu des formulations avec la recherche de naturalité dans les agents
de textures comme les actifs, dans le but
de respecter l’écologie cutanée. C’est l’éloge de textures
réconfortantes comme les huiles et baumes. La peau se veut transparente et les étiquettes
aussi. Place aux formules « clean », naturelles, tracées, sans
éléments chimiques certes mais également sans allergènes.
Les implications pour
les marques
Copyright Nars Audacious Lipstick |
La recherche croissante de nouvelles
expressions de soi fait partie d’une tendance clé et d’autant plus auprès des
plus jeunes. Ces nouvelles approches redéfinissent les archétypes féminins, qui
deviennent plurielles et centre de l’expression d’une singularité. On le voit par exemple avec des nouvelles
égéries, de toute carnations ou de tout âge (ex : Charlotte Rampling, égérie de Nars à 68 ans).
Aux marques d’intégrer ces changements et de susciter de
nouvelles émotions, d’accompagner les consommateurs vers la mise en valeur de
leur singularité, pour mieux se connecter à ces nouvelles expressions de soi et
de leur beauté. Ces pistes sont des opportunités
pour les marques de Beauté. A elles de les explorer afin de développer les innovations
pertinentes, tant au niveau des propositions produit que des discours et de la
communication.
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